LE NOUVEAU SOPHISME CONSTITUTIONNEL DE LA JUNTE MALIENNE : un avant-projet de Constitution déjà inconstitutionnel ?  

Sene Kunafoni

Le 11 février 2021 devrait compter dans l’histoire constitutionnelle du Mali : le colonel-major Ismaël Wagué, ministre de la Rénovation nationale, a annoncé l’élaboration d’un avant-projet de Constitution au mois de juin. Cette décision découlant des accords d’Alger a été rendue publique alors que se tenait, à Kidal, une réunion du comité suivant les avancées du compromis signé en 2015. D’emblée se pose le problème de la légitimité d’une telle résolution prise par un régime de colonels qui ont fomenté un coup d’État et suspendu la Constitution de la IIIe République, puis l’ont remplacée par une charte dite de « transition » – en réalité une « paraconstitution » – à laquelle les citoyens n’ont pas eu à donner leur assentiment. Mais encore, puisque le pouvoir constituant originaire est l’organe chargé d’écrire une Constitution, qui le détient de droit ? Comment désigner ceux qui vont devoir l’exercer ? Quelle sera leur légitimité ? Ces questions, simples en apparence, posent des problèmes assez complexes que nous nous proposons d’exposer. Les juristes nous apprennent ainsi que la Constitution est adoptée soit par une Assemblée constituante au nom du peuple souverain, soit après que ce dernier s’est prononcé par référendum sur le projet que ses représentants lui ont proposé. Toutefois, rien n’indique comment choisir ces derniers lorsqu’il s’agit de rédiger la première Constitution d’un État, ou lorsqu’une révolution ou un coup d’État ont eu lieu. Or, au vu des mesures prises par les militaires au pouvoir depuis le coup d’État du 18 août 2020, il est tout à fait vraisemblable que l’armée, qui dirige le Mali, fasse du Conseil national de Transition (CNT) une Assemblée constituante, chargée à la fois de préparer la nouvelle Constitution et de l’approuver sans la tenue d’un référendum. Mais un Parlement de transition peut-il adopter légitimement une nouvelle Constitution ? Pour nous, deux arguments s’opposent à cette hypothèse et au raisonnement vicié de la junte : d’abord, le cadre juridique et les motivations d’un avant-projet constitutionnel doivent respecter des règles strictes (I) ; ensuite, il est juridiquement impossible de faire du CNT une Assemblée constituante (II).

 

  1. Le cadre juridique et les motivations d’un avant-projet constitutionnel

 

N’en déplaise au pouvoir tricéphale, un État ne peut modifier, suspendre, abroger une Constitution, ni en écrire une sans respecter des règles. L’amateurisme juridique de la junte s’illustre une fois encore avec l’annonce du ministre de la Rénovation nationale et nous incite à rappeler les conditions pour élaborer une Constitution.

 

  1. Les cadres théoriques du droit

 

Dans une démocratie, le peuple souverain élit une Assemblée constituante de sorte qu’elle propose un nouveau texte constitutionnel. Dans la Puissance de l’État, le Professeur Olivier Beaud explique ainsi que l’adoption de la Constitution obéit à une série d’étapes dont la première, qui est la décision d’élaborer une Constitution, se divise en plusieurs phases qu’il nomme « décisions », et dont les deux axes principaux sont la « décision pré-constituante » et la « décision constituante ». Par conséquent, selon ce raisonnement, la décision pré-constituante passerait par l’organisation d’une conférence nationale souveraine, comme en 1991, dont les actes seraient le fondement du projet de la Constitution de la Quatrième République. Quant à la décision constituante, elle serait exprimée par la volonté politique d’une nouvelle Constitution en vue d’organiser la transition constitutionnelle. Pour le dire autrement, ces actes juridiques visant à l’élaboration d’une nouvelle Constitution permettraient de suspendre ou d’abroger la loi fondamentale de 1992. Mais sa suppression dépend nécessairement du peuple souverain s’exprimant par référendum ou par la voix d’une Assemblée constituante de droit.

 

Cela dit, on peut se demander dans quelle mesure l’avant-projet de Constitution sera légitime, étant donné que le peuple souverain ne l’a pas approuvé et qu’il découle d’un accord dont les parties sont étrangères au Mali. Manifestement, donc, il est tout à fait extravagant que la junte seule, influencée qui plus est par des autorités extérieures au pays, s’autorise à jeter les fondements d’une Constitution, à moins d’admettre que l’État soit sous la tutelle de la communauté internationale et lui délègue son pouvoir constituant. Cette mesure est d’autant moins légitime qu’elle devrait être motivée, comme le souligne le Professeur Maurice Kamto, par la résolution de problèmes sociaux. Or, en créant une Constitution, l’armée au pouvoir vise seulement à résorber la crise sécuritaire, l’un des termes de l’accord d’Alger.

 

  1. Le rôle indispensable du peuple

 

L’adoption d’une nouvelle Constitution sans l’accord préalable du peuple montre une fois encore le saccage des institutions perpétré par les militaires qui continuent de nier le coup d’État d’août 2020. Il est en effet impossible de légitimer, y compris du point de vue politique, la mise à l’écart du peuple dans le processus constituant – directement, par voie référendaire, ou indirectement, par l’intermédiaire d’une véritable Assemblée constituante. De plus, les actes préparatoires et les décisions constituantes ont besoin de sa participation, car lui seul dispose de la souveraineté à changer la Constitution ou à la réviser. La procédure établissant une nouvelle Constitution pour le Mali nécessite un cadre juridique valable, et non, comme pour la charte de la transition, une simple consultation prétendue des « forces vives » de la Nation, sans l’avis favorable des citoyens. Ceux que le régime essaie de faire passer pour leurs représentations n’ont, de surcroît, aucune légitimité.

II.                 Le CNT n’est pas une Assemblée constituante

La charte de la transition, qui organise de fait les institutions maliennes, a mis en place un Conseil national de transition équivalent à un Parlement. L’emprise du pouvoir exécutif sur lui est cependant totale et contribue à invalider l’argument d’une compétence constitutionnelle du CNT légitimée par des circonstances exceptionnelles.

 

1.   L’emprise du pouvoir exécutif sur le CNT

 

Illégitime par nature, puisqu’il émane d’un texte inconstitutionnel, le CNT l’est d’autant plus du fait de la désignation de ses membres, pour la plupart nommés par le vice-président de la transition, Assimi Goïta. L’élection du colonel Malick Diaw comme président de cet organe législatif (il était le seul candidat à ce poste) a prouvé la collusion voire la confusion des pouvoirs tous détenus par les officiers comploteurs et organisateurs du coup d’État. Le CNT ne sera donc jamais une Assemblée constituante de droit, parce qu’il n’est en rien indépendant et parce qu’il ne représente pas les citoyens maliens, mais des officiers factieux. La Constitution est un contrat social où s’exprime la volonté du souverain et non celle d’un pseudo-Parlement guidé par un « despote militaire éclairé » omnipotent. Mettre en avant une situation de crise ne peut en rien légitimer l’action constitutionnelle d’un organe constitué au mépris des règles du droit.

 

2.   Le prétexte de la légitimité de circonstance

 

La situation politique a engendré un débat entre juristes, les uns défendant une application stricte du droit, les autres soutenants que les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouve le Mali légitiment l’action du pouvoir en place, notamment l’élaboration et le vote d’une Constitution. Cette thèse est à l’évidence d’une grande naïveté, car les autorités de transition maliennes tenteront – cela est vraisemblable – de se prévaloir de ce droit pour élaborer à leur guise une Constitution et la faire adopter selon les procédés qu’elles estiment les meilleurs, par exemple grâce au CNT, revêtu ou non de la qualité d’Assemblée constituante, et cela pour des motifs d’urgence ou par la nécessité d’appliquer l’accord d’Alger dans un délai raisonnable. L’armée, alors, risque de s’emparer de la souveraineté constituante du peuple. Or, juridiquement, dans un État démocratique, la délégation de cette souveraineté à un Parlement de transition qui n’en a pas reçu l’habilitation explicite est impossible.

En cherchant à légitimer son pouvoir, l’armée ne fait que s’écarter toujours un peu plus du droit. Le bon sens lui commande de s’en remettre enfin à des civils pour organiser l’avenir immédiat du Mali : « Errare humanum est… perseverare diabolicum ».

Balla CISSÉ, docteur en droit public de l’Université Sorbonne-Paris-Nord et diplômé en Administration électorale de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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